L’analyse des dernières élections communales à Bruxelles révèle quelques différences avec la Wallonie, sans doute dues à son caractère exclusivement urbain et à sa population plus bigarrée. 

Le grand vainqueur 

Comme en Wallonie, mais avec plus d’intensité encore, c’est l’abstention qui gagne de loin ce scrutin, principalement par le nombre d’inscrits qui ne se sont même pas déplacés et accessoirement par le nombre de bulletins blancs. Le pourcentage élevé dans toutes les communes va cependant croissant de communes plus aisées vers d’autres communes aux profils plus variés. 

On dénombre un peu plus de 23% d’abstentionnistes à Watermael, Auderghem et Woluwe-Saint-Pierre mais on en compte plus de 30% (jusqu’à 34%) à Schaerbeek, Berchem-Sainte-Agathe, Ganshoren, Koekelberg, Anderlecht, Molenbeek et Evere. 

L’analyse fine de ces différences relève des travaux du CRISP mais la conclusion générale est désolante : même un scrutin dit de proximité n’intéresse plus un quart à un tiers des électeurs. Ce désintérêt serait-il dû à un sentiment d’inutilité vu les coalitions mises en place au lendemain des scrutins ? Quel que soit le vote que l’on exprime, on se retrouve généralement avec des coalitions fourre-tout sans ligne politique claire qui vont marchander des petits arrangements qui permettront de se présenter au prochain scrutin avec un catalogue de micro-victoires, souvent plus insignifiantes les unes que les autres vu leurs effets mutuellement contradictoires sur la vie des citoyens. 

Le vote communautaire

La population flamande de Bruxelles ne cessant de diminuer, la présentation de listes purement flamandes ne rapporte plus rien. Les deux partis nationalistes (NVA et VB) se sont présentés dans quelques communes mais n’ont rien décroché. S’il y a des élus flamands dans certaines communes, c’est parce qu’ils se sont présentés sur des listes très majoritairement francophones mais hébergeant des homologues flamands, c’est-à-dire quasiment toutes sauf Défi, héritière du FDF. Notons quand même qu’à Schaerbeek, suite sans doute aux embrouilles locales, Vooruit a présenté une liste distincte du PS. Ils y ont récolté un millier de voix, comme la NVA, et zéro élu. 

À Saint-Josse-ten-Noode, le vote turc est toujours aussi important. C’est d’ailleurs l’une des quelques communes où plus d’électeurs se sont manifestés aux communales qu’aux scrutins de juin: le droit de vote des non-Belges s’y exerce. On y reviendra plus loin en parlant des « listes du bourgmestre ». 

Le phénomène nouveau et visible est celui des listes de la Team Fouad Ahidar, s’adressant manifestement aux électeurs musulmans, derrière un vernis « social ». Ce n’est pas étranger à la personnalité de leur leader Fouad Ahidar, sorti des rangs de Vooruit. Natif de Malines, c’est le seul politicien bruxellois capable de s’exprimer dans les quatre langues principales de la capitale : français, berbère, arabe et flamand. Il a recruté au-delà de son environnement « naturel » et a décroché des sièges dans plusieurs communes : Schaerbeek (4), Anderlecht (7), Bruxelles (5), Jette (5), Molenbeek (7), c’est-à-dire pratiquement partout où il s’est présenté, sauf à Woluwe-Saint-Lambert (un choix idiot vu la démographie locale) et Saint-Josse (voir plus loin). 

Fouad Ahidar réussit donc, comme le PSC-CVP à ses heures de gloire, à séduire des électeurs sur base d’un discours à fond religieux. On doit s’interroger sur ce retour de « l’Église » dans les affaires de l’État. Un discours islamophobe simpliste n’y suffira pas ; la stigmatisation des jeunes musulmanes, victimes du patriarcat méditerranéen, a sans doute bien servi Fouad Ahidar. Notons enfin que les lignes politiques sont parfois assez perméables puisque, quasiment au lendemain du scrutin, une élue de la liste PS à Anderlecht a annoncé son passage dans la Team. Et à la Ville de Bruxelles, trois élus de la Team l’ont déjà quittée pour siéger en indépendants.

L’effet « Liste du bourgmestre » 

Même si de nombreux citoyens donnent l’impression d’être toujours déçus (euphémisme) par leur administration communale, ça n’empêche pas les bourgmestres sortants de bénéficier d’une prime de notoriété. Cet effet permet à Défi de sauver la mise. En pleine débâcle idéologique (soulignée par la démission de son président), le parti n’existe plus que par certains de ses bourgmestres : le commandeur Maingain reste boulonné sur son socle à Woluwe-Saint-Lambert et la bourgmestre d’Auderghem garde la majorité malgré la présence d’un cartel MR-Engagés. En revanche, Clerfayt se vautre à Schaerbeek (où son assise n’était d’ailleurs pas aussi solide). Le mélange des genres entre son rôle de ministre régional et de maïeur a fini par fatiguer. Ailleurs dans la région, Défi récolte encore des voix partout, seul ou en binôme avec le MR mais, sans bourgmestre, il stagne ou recule. 

L’effet bourgmestre continue à jouer pour le PSC à Woluwe-Saint-Pierre, où les changements d’étiquette ne gênent pas le baron Cerexhe, éternellement reconduit, même si bien aidé en cela par son cartel avec le MR. 

L’effet bourgmestre est assez neutre sur le plan politique : Ahmed Laaouej, qui a pris de l’ascendant sur le PS bruxellois, est reconduit dans la petite commune de Koekelberg. Effet similaire à Evere, même si le départ annoncé de Vervoort, actuel ministre-président régional, rend la lecture moins évidente. 

Le summum de l’effet bourgmestre se trouve à Saint-Josse-ten-Noode, petite commune pauvre et principal ghetto turc dans la capitale. Le bourgmestre Kir fut exclu naguère du PS suite à son refus de reconnaître la réalité du génocide des Arméniens en Turquie entre 1915 et 1923, et plus généralement de se démarquer du régime Erdogan. Medor a longuement investigué sa pratique clientéliste, pour laquelle il mérite un monument. Et c’est payant vu son score aux communales (17 sièges sur 29). Comme il se trouve aussi une minorité d’origine maghrébine à Saint-Josse, Fouad Ahidar a tenté une percée, totalement ratée avec dix fois moins de voix que l’émir Kir. Il semble que “l’effet bourgmestre” s’est aussi exprimé dans le traitement des procurations: le nombre d’irrégularités était tel qu’il faudra revoter dans cette commune bientôt. 

Les suffrages plus politiques 

Là où les effets communautaires et « bourgmestre » se font moins sentir, les élections communales d’octobre ont sensiblement confirmé les résultats des scrutins de juin. La comparaison directe n’est pas facile puisque le PTB (comme d’autres) ne s’est présenté que dans 9 communes, contre 19 dans la circonscription unique de juin; on peut en déduire qu’il perd ainsi environ 20.000 électeurs de la région. Cependant, même si on additionne ces 20.000 voix aux suffrages effectivement récoltés, le PTB a nettement perdu depuis les législatives de juin. Le PTB était le troisième parti en juin, derrière MR et PS, mais devant Ecolo et Engagés; il est passé derrière Ecolo mais reste devant les Engagés. Ce qui est clair, c’est qu’il a perdu des plumes partout depuis juin, même si un peu moins à Forest et Molenbeek où il vient de rejoindre les nouvelles coalitions. Bouchez a beau annoncer l’arrivée imminente des chars soviétiques, la dynamique actuelle du PTB n’effraie que lui. 

À « gauche » encore, PS et même Ecolo s’en sortent globalement mieux qu’en juin, comme l’inclassable Team Ahidar. Y a-t-il eu un départ d’anciens électeurs du PTB vers PS et surtout Ecolo ? C’est vraisemblable. 

À droite, la confusion engendrée par les cartels à géométrie variable entre MR, Engagés et Défi rend l’analyse difficile. Il semble que le MR ait maintenu sa première place sur le podium bruxellois, ex-aequo avec le PS. Cela leur vaut de garder le mayorat à Uccle (évidemment) mais aussi de le gagner à Watermael, ancien fief du FDF puis des plus centristes d’Ecolo. 

La vraie tragédie du succès relatif du MR vient des bourgmestres… socialistes qui, dans une confusion idéologique digne de Liège, embarquent le MR dans leurs coalitions, alors qu’il était possible de mettre en place des majorités « de gauche ». C’est notamment le cas à la Ville de Bruxelles, Ixelles, Anderlecht et Evere (où c’est arithmétiquement inutile). Ça pourrait aussi être le cas à Schaerbeek, où la partie de Monopoly est toujours en cours. Le PS rejoint encore le MR à Etterbeek et les Engagés à Ganshoren comme à Berchem (avec Ecolo aussi). Mais les ambiguïtés du PS sont à l’image de son homologue français : à côté du pire, il reste des gens de gauche œuvrant encore au progrès comme on l’a vu à Forest et Molenbeek. Cela sera-t-il suffisant pour convaincre suffisamment de gens de ne pas rejoindre la cohorte des abstentionnistes au prochain scrutin, ou bien le dégoût continuera-t-il à progresser ?

Ecolo a fait mieux qu’en juin. À Forest par exemple, même si Ecolo a perdu par rapport à leur victoire aux communales précédentes (qui leur avait amené le mayorat), ils font quand même leur deuxième score historique. Pratiquement à égalité avec le PTB, ils ont rejoint le PS de Charles Spapens, un peu supérieur en nombre, pour monter une coalition de gauche qui représente deux fois plus d’électeurs que la somme de ceux de droite. Frileux à Molenbeek, ils sont restés à l’écart de la coalition semblable mais on doit leur concéder que leur appoint en sièges n’était pas nécessaire. Mais comme Ecolo reste Ecolo, ils n’ont pas pu s’empêcher de confirmer leur inconsistance politique en rejoignant les bourgmestres MR d’Uccle et de Watermael, et la coalition Engagés-MR à Jette. 

Conclusion 

Malgré la difficulté d’analyser « politiquement » un scrutin communal obscurci parfois par des enjeux personnels, pour ne pas dire clientélistes, on observe un léger glissement à droite. Le MR profite un peu de son statut de grand parti même si l’essentiel du progrès de la droite est venu par les Engagés et Défi. Le problème de la gauche se situe surtout dans les choix opérés par les caciques du PS. Ils s’emberlificotent majoritairement dans une rhétorique obscure mêlant nécessité de « stabilité » ou d’avoir « des relais » dans les autres niveaux de pouvoir. Ecolo reste politiquement illisible comme toute formation « centriste » ; la dégelée subie dans le Brabant wallon n’a pas été ressentie aussi fort à Bruxelles puisque ses rivaux au centre Engagés n’ont guère progressé en région bruxelloise. Le PTB est sensiblement redescendu de son plafond historique mais il a décidé de se mouiller dans quelques majorités communales clairement « à gauche ». Ils sont bien sûr attendus au tournant mais il faudra attendre quelques années pour en mesurer l’effet. Zelzate ?

Il est cependant intéressant de noter que le baromètre Ipsos publié le 24 novembre dans Le Soir semble indiquer que certains regrettent déjà leurs choix de juin et octobre puisque le PS retrouve la tête du peloton, devant le PTB (tous deux en hausse), le MR (en baisse) et Ecolo (en hausse). Derrière eux, Engagés et Défi sont en baisse. 

 

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