Une opinion de Didier Brissa et Pierre Eyben

Une expérience inédite en Europe

« Geringonça », soit le « machin », le « bidule », c’est le terme par lequel la droite portugaise a décrit avec morgue l’accord de gouvernement inédit signé en novembre 2015 entre le Parti socialiste portugais (Partido Socialista – 32,31 %), le Bloc de gauche (Bloco de Esquerda – 10,19 %) – une formation éco-socialiste – et la coalition (8,25 %) entre le Parti communiste portugais (Partido Comunista Português) et le Parti écologiste « Les Verts » (Partido Ecologista « Os Verdes »). Rejeté dans l’opposition contre toute attente alors qu’il était arrivé premier des élections législatives avec 37%, le parti social-démocrate, de droite (conservateur libéral – 38,57 %) comme son nom ne l’indique pas, prédisait que cette alliance inédite ne tiendrait pas 6 mois.   Trois ans et 4 budgets plus tard, elle est toujours en place. Cet accord a permis au Parti socialiste de former un gouvernement tout en étant minoritaire à la chambre, avec l’appui de ses partenaires avec lesquels il a conclu des accords séparés portant sur la mise en œuvre d’une série de mesures sociales, économiques et fiscales.

Quasi tous les indicateurs économiques portugais sont aujourd’hui dans le vert. Le taux de chômage est passé de 11,1 % moins de 7 %. La croissance attendue en 2018 est de 2,3 % après avoir culminé à 2,7 % en 2017 (contre 1,9 % dans la zone euro). Le déficit public est tombé à 0,9 % du PIB (contre 11,2 % au plus fort de la récession). Et dans le même temps, le salaire minimum est passé de 530 € à 557 € en 2017, et va être porté à 600 € en 2019. Les pensions de retraite et les allocations familiales ont également augmenté. Les impôts sur les bas salaires ont été réduits. Le taux de TVA dans la restauration a été réduit de 23 % à 13 %. Le temps de travail hebdomadaire dans la fonction publique  est  redescendu à 35 heures (il avait été relevé à 40 heures par la droite). Les privatisations (malheureusement déjà très avancées) ont été stoppées et il y a même eu un retour en arrière sur la privatisation pourtant déjà engagée de la compagnie aérienne TAT dont l’actionnaire principal est finalement demeuré l’Etat portugais.

Ce redressement spectaculaire, est le résultat du virage anti-austérité entrepris par le gouvernement socialiste présidé par la premier ministre António Costa, et poussé à gauche par ses indispensables partenaires. La feuille de route anti-austérité de cette majorité inédite est décrite dans le programme de coalition signé en 2015 : « La politique d’austérité suivie ces dernières années a eu pour conséquence une augmentation sans précédent du chômage avec des effets sociaux dévastateurs sur les jeunes et les citoyens les moins qualifiés, ainsi que les familles et les milliers de Portugais au chômage. Elle a été aussi associée à une dévalorisation de la dignité du travail et des droits des travailleurs ». Conscientes que la politique menée n’irait pas assez loin, ces trois formations ont fait le choix d’un soutien de l’extérieur.  C’est donc depuis le Parlement, et en particulier via les budgets votés chaque année qu’elles ont fait pression afin d’obtenir la politique gouvernementale la plus à gauche possible, sans devoir se faire complices des éléments de politique libérale et/ou d’austérité qui restent encore à l’œuvre (comme par exemple les attaques sur le droit du travail et les facilités de licenciements mises en place par le gouvernement précédent, et sur lesquels le Parti socialiste n’a pas voulu revenir en arrière).

Les limites de ce modèle

Un des succès de l’actuel gouvernement portugais est la création d’emplois qui bat des records vieux de vingt ans. En 2017, l’année de référence, l’économie portugaise a ainsi créé pas moins de 173.000 emplois. Mais il est bon de regarder d’un peu plus près la nature de ces emplois et la durabilité du processus actuel.

Le tourisme est aujourd’hui le véritable secteur moteur de la croissance portugaise. Un peu moins d’un tiers des nouveaux emplois sont absorbés par ce secteur qui connaît un boum sans précédent avec plus de 20 millions de visiteurs par an. Le secteur emploie plus de 320.000 personnes, majoritairement peu qualifiées (deux tiers ont effectué la scolarité minimum). Mais cette dynamique a son revers. Les contrats précaires représentent 22 % des emplois du secteur, et le recours à de faux indépendants utilisés comme des salariés s’est beaucoup développé. En outre, ce secteur est sensible au contexte international puisqu’il dépend des choix de destination des touristes, très volatiles selon la conjoncture de leurs pays d’origines, ou de l’évolution des prix des compagnies aériennes. A titre d’exemple, en raison du Brexit qui commence à affecter leur pouvoir d’achat, on assiste à une baisse importante du nombre de touristes britanniques se rendant au Portugal, ce qui fait chuter les réservations d’hôtels dans certaines régions.

Même dans une logique purement productiviste, et donc sans prendre en compte les aspects de soutenabilité écologique de la politique actuelle, l’actuelle logique de croissance misant sur l’emploi à « faibles coûts  » ne permettra pas d’assurer une reprise durable.  Le pays doit également miser sur les aspects qualitatifs des produits et le développement technologique, surtout si les salaires tendent à repartir à la hausse. Mais le pays manque de main d’œuvre qualifiée notamment parce que les jeunes diplômés du pays ont tendance à émigrer vers la France, l’Allemagne et surtout l‘Angleterre à la recherche d’un avenir meilleur. L’exode est important. Deux millions de portugais vivent désormais en dehors du Portugal, c’est-à-dire 20% de la population. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais l’actuel gouvernement n’a pas réussi à l‘endiguer.  Les jeunes ne voient toujours pas d’avenir dans leur pays en raison de la précarité importante sur le marché du travail ainsi que d’un taux de chômage toujours très élevé pour eux (plus de 20%).

Actuellement, le retour de la croissance économique repose également en grande partie sur un regain des exportations qui représentent 40% du PIB. Autrement dit, l’avenir de cette croissance repose également beaucoup sur les fluctuations de la demande des pays qui achètent au Portugal, dont le premier client est le voisin espagnol (avec 25% des exportations). L’Espagne bénéficie aussi d’un rebond de croissance pour le moment, et a tiré les exportations portugaises à la hausse. Cette logique est-elle pérenne ? De plus, si l’euro continue de s’apprécier par rapport aux autres monnaies, les exportations portugaises vers des pays hors zone euro risquent de ralentir.

Une autre épée de Damoclès pesant sur le pays est son imposante dette (127% du PIB), une dette il est vrai largement issue de la crise économique de 2008 et des 78 milliards d’euros empruntés à la BCE entre 2011 et 2014. Certes, la dette publique tend mécaniquement à la baisse avec la réduction du déficit public, mais cette baisse est largement contrebalancée par le fait que l’Etat continue de devoir renflouer un secteur bancaire portugais très fragile (pas moins de 24 milliards d’euros en 2017). En particulier, la Caixa Geral de Depósitos, la plus grande banque publique portugaise, se trouve toujours dans une situation critique (recapitalisation de 4 milliards d’euros en 2017). L’Etat a également dû renflouer la banque privée Novo Banco (issue de la faillite de la Banque “Banco Espírito Santo” entrée en liquidation en 2016). Des actifs toxiques persistent encore dans le bilan de nombreuses banques portugaises. Le déficit et la dette publics ne sont dès lors pas à l’abri de repartir à la hausse si la situation du secteur bancaire venait à s’aggraver dans un contexte international qui reste peu stable.

Est-il possible d’aller plus loin ?

Lorsque, en 2015, le Bloc de gauche et le Parti communiste associé aux Verts ont accepté de soutenir les socialistes, le contexte était particulier. Les socialistes (32%) n’avaient pas obtenu la majorité absolue aux législatives et il s’agissait de stopper un gouvernement de droite dont les politiques d’austérité s’attaquaient de façon frontale aux travailleurs. Ils ont alors pu exiger en contrepartie de ce soutien de véritables avancées sur le plan social et économique. Le premier ministre portugais a toutefois dû composer avec les engagements pris auprès de ses partenaires politiques et ceux concédés en 2011, sur le plan budgétaire, au Fonds monétaire international, à la Commission européenne et à la Banque centrale européenne, en contrepartie de l’aide de 78 milliards d’euros accordée au pays.

Pour la gauche radicale, alors que l’échéance des nouvelles élections législatives de 2019 approche, et vu les limites du modèle actuel, il s’agit désormais d’aller plus vite et plus loin. Le parti socialiste n’y semble pas disposé. Le débat en juillet 2018 sur le projet de réforme du code du travail a témoigné de cette crispation. Le gouvernement a concédé à ses partenaires de gauche quelques mesures visant à lutter contre la précarité excessive du marché du travail. Le nombre de renouvellements possibles de CDD a ainsi été réduit. Le projet de loi prévoit par ailleurs d’imposer une « taxe de rotation » aux entreprises abusant des CDD. La gauche radicale aurait toutefois souhaité en finir aussi avec les assouplissements apportés en 2012 aux règles du licenciement. Le Parti socialiste a refusé, de telles mesures contraires aux recommandations formulées par la Commission Européenne dans l’élaboration des plans nationaux de réformes, à l’attention des pays soumis au traité sur la convergence, la stabilité et la gouvernance économique (TSCG)

D’un point de vue électoral, le Parti socialiste est dans une position paradoxale, d’une part il semble qu’il soit celui qui tire le plus profit des politiques menées (étant seul au gouvernement pour les mettre en œuvre), d’autre part les rapports de force entre la droite et la gauche en son sein pencheraient plutôt vers la fin de l’accord avec ses actuels partenaires de gauche et un retour (seuls ou avec un partenaire de droite affaibli, même si peu d’observateurs croient à cette hypothèse) à des politiques plus en phase avec les règles libérales européennes. Un des enjeux de 2019 sera dès lors pour le Parti socialiste de reconquérir une majorité absolue ne nécessitant plus de la devoir faire appel au soutien de la gauche.

Pour ses partenaires, l’enjeu est de montrer combien leur présence permet de tirer les politiques à gauche.  Au sein du Bloco, certains semblent désormais disposés à entrer pleinement dans une majorité gouvernementale en 2019.  Mais outre la nécessité de peser électoralement (les sondages actuels demeurent aux alentours de 10%), une série de nouvelles avancées sociales mais aussi environnementales cardinales ont été mises en avant lors du congrès des 10 et 11 novembre derniers.  Il faudra donc pour cela que les socialistes fassent le choix d’aller plus loin et d’assumer pleinement une politique de rupture plus à gauche et plus soucieuse de l’environnement.  L’année 2019 constituera dès lors un tournant pour ce pays, et peut-être à travers lui (et l’Espagne) pour toute l’Europe.

 

 

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