Une opinion de Jacques Weber

Nos sociétés contiennent leurs parts d’inégalités, et leurs structures et fonctionnements sont souvent des machines à les reproduire. Le progrès des « trente glorieuses » et les Etats-Providence ont participé à les atténuer avant qu’un libéralisme économique n’en crée de nouvelles et n’amplifie les existantes. Jusqu’à une société excluant une part de plus en plus importante de ses membres, à commencer par les plus faibles, les accidentés de la vie, et les différents n’entrant pas ou plus dans le moule d’une insertion docile et volontaire.

L’attention portée et les réponses proposées ont également leur histoire et se sont vues mises au diapason de charité ayant fonction sociale, de gestion d’un hygiénisme utile, d’éducation d’un productivisme et modernisme en manque de main-d’œuvre adaptée, … pour aboutir au sécuritaire d’un individualisme franchement décomplexé.

En totale abstraction des processus créant ou amplifiant les inégalités et les exclusions, l’impuissance politique et/ou la volonté d’absence de correction s’est parée du deal léonin supposant le libre choix du David et dédouanant le collectif de la correction effective.

L’heure en est à la responsabilisation de l’individu quant à son mauvais sort, et à la contractualisation des protections ou aides sociales, le tout sous couvert de respect et d’émancipation des concernés, qui seuls se voient attribués des devoirs spécifiques en échange de droits pourtant assurantiels ou de droits pourtant réputés fondamentaux.

La valeur de la solidarité a mauvaise cotation en bourse et est devenue coût excessif à celui du travail, pour sa part devenu variable d’ajustement d’un système moribond et mortifère.

L’humanisme n’est plus valeur collective mais devenu l’apanage de quelques individus moins affairés par leur maintenance ou survie, et les textes de lois consacrant les droits qui en découlent sont en voie au mieux de réécriture limitative, voire d’abrogation, et au pire de criminalisation de qui compterait encore l’humanisme dans ses valeurs personnelles.

La pauvreté a toujours été ce que le narcissique ne veut pas voir dans le miroir de nos sociétés. Il lui a toujours trouvé costume. Quant au système économique, d’autant si libéral, il ne peut lui en offrir que deux : celui de cliente, telle que les bénéficiaires d’aides sociales courtisés par des grandes enseignes, ou celui de travailleuse au prix d’équilibre optimum, celui du salaire ou allocation de survie. A défaut elle n’est pas utile.

Notre société dite développée glisse progressivement vers un eugénisme de fait au service d’un système, dominé par l’économie libérale et ses profits à court terme, courant tantôt vers la bête immonde tantôt vers une fin « droit dans le mur ».

Mais pour les dégâts collatéraux, restent quelques « détails » qui j’espère ne seront pas « de l’histoire » :  les responsabilités ultimes encore inscrire dans nos lois.

Dont celle récemment exprimée par un mandataire communal [1] : « Que vous soyez à la rue, c’est un fait puisque c’est votre choix. Mais ne venez pas y mourir parce que cela engage ma responsabilité. » Sur un air de : « Je sais ce qui est bon pour vous, ferai votre bien malgré vous et vous l’imposerai par la force de l‘autorité publique si besoin. »

La coercition est déjà à l’œuvre, par exemple à l’égard de la mendicité reléguée dans la rue autorisée pour le jour, de la pauvreté jugée trop « turbulente » pour le lèche-vitrine, de musiciens de transports en commun… La pauvreté doit être discrète, insipide, inodore, incolore. A défaut elle est logée sans effets ni lacets.

Le pas de plus : ils peuvent crev mourir puisque c’est leur choix, mais pas dans la rue. Question de responsabilité, sans plus. Quelques couvertures de plus ? Nous savons ce qui est bon pour eux.

Et puis ça ferait mauvaise presse et nous approchons des communales. Ils n’ont qu’à apprécier ce qu’on fait pour eux. Et s’ils le veulent, ils peuvent même dire merci, on aura bientôt des affiches à coller.

 

[1]  Vincent De Wolf, le bourgmestre d’Etterbeek, a décrété une ordonnance de police qui impose l’arrestation administrative des sans-abri qui refuseraient d’intégrer les hébergements d’hiver. 

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