Quand on aura arrêté tous les réacteurs nucléaires belges, on se trouvera face à un déficit de capacité de production proche de la capacité disponible de ces réacteurs (environ 3 GW, sur 6 GW de capacité théorique).

Le problème posé par ce déficit peut être résolu de trois manières :

  1. convaincre les utilisateurs (résidentiels et industriels) de réduire leur consommation ;
  2. ajouter des capacités de production renouvelables ;
  3. ajouter des capacités de production carbonées.

Dans un avenir prévisible, on verra qu’on aura recours, à des degrés divers, à ces trois solutions.

La première est évidemment la meilleure mais nécessitera des investissements privés mais surtout publics pour convaincre et aider les gens dans cette voie. Ceci passe notamment par la subsidiation de travaux de meilleure isolation des logements et locaux d’entreprise. On ne peut malheureusement pas attendre de miracles puisque la part des logements chauffés à l’électricité est relativement faible en Belgique. A contrario, dans ce domaine, il est impératif d’encourager les gens à ne pas accroître leur consommation, notamment par le recours au conditionnement d’air ou l’utilisation prématurée de voitures électriques (1)  alors qu’il faut plutôt diminuer les déplacements et favoriser le transport en commun quand ils sont nécessaires. Ce dernier point est hautement contradictoire avec la politique annoncée d’encouragement de l’utilisation de telles voitures ; cette politique ne peut qu’accroître le problème à résoudre alors via les deuxième et troisième solutions.

(1) La voiture électrique permet de réduire les émissions de particules fines liées aux carburants ce qui est important (en particulier dans les villes où la pollution de l’air tue) mais elle comporte énormément d’effets secondaires négatifs.  Par exemple, un poids plus élevé du véhicule, l’impact environnemental de l’extraction des composants entrant dans la fabrique des batteries,…

La deuxième manière (accroissement de la production d’énergie renouvelable) est aussi une idée séduisante mais elle se heurte elle-même à plusieurs problèmes. Les deux seuls moyens importants disponibles à court terme sont le photovoltaïque et l’éolien. L’état actuel du marché de l’énergie fait que le photovoltaïque ne peut souvent être « rentable » qu’à coups de subsides. Les mauvais calculs faits par la Région wallonne en leur temps montrent que c’est une question délicate, peu susceptible de connaître des développements majeurs dans les prochaines années.  L’éolien est plus prometteur mais se heurte à deux problèmes. L’éolien terrestre est, très normalement, soumis à des règles strictes quant à son implantation. Malheureusement ces règles sont le plus souvent utilisées pour ralentir ou bloquer les projets. Le développement éolien en mer se heurte à un autre problème : l’énergie ainsi produite assez massivement doit être transportée via les réseaux jusqu’aux points de consommation, pas tous situés au littoral. La structure actuelle du réseau de transport belge (par Elia) est adéquate pour les sources actuelles de production, surtout par le nucléaire à Doel et Tihange. On a vu que la tentative d’amélioration de ce réseau, notamment pour amener l’énergie produite en mer jusqu’au Hainaut, rencontre la même opposition que les éoliennes terrestres : oui, mais « pas dans mon jardin ». La préservation des paysages est impérative mais les empiètements doivent être partagés entre tous les consommateurs d’électricité. Il n’est pas aisé de trouver de bons équilibres. Ce problème se posera avec plus d’acuité encore  si on interconnecte des réseaux distants (Danemark par exemple) pour amortir la variabilité des productions renouvelables. 

La troisième manière consiste essentiellement à laisser faire les forces du marché « libre et non faussé ». Vu l’abondance de sources d’énergie carbonée, pétrole et gaz naturel, on pourrait s’attendre que, dans les délais qui nous concernent, celles-ci pourraient prendre rapidement le dessus, notamment via l’importation de gaz naturel, deuxième source d’énergie aujourd’hui en Belgique après le nucléaire. Le développement de capacités de production renouvelables en serait négativement impacté comme il l’a été jusqu’ici principalement à cause du nucléaire.

Ce troisième scénario, le plus vraisemblable d’un point de vue purement économique se heurte cependant à une décision hautement politique : l’engagement du pays à réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Cette importante décision doit donc favoriser les deux premières approches au détriment de la troisième.

Même si nombre de gens considèrent aujourd’hui l’énergie comme un bien commun essentiel, celle-ci n’a jamais été contrôlée par l’autorité publique en Belgique, au contraire de la France. On aurait pu penser que, vu la certitude de bouleversements climatiques dûs principalement à la façon dont l’humanité consomme l’énergie, la question du contrôle de la production de l’énergie électrique aurait dorénavant été confiée à l’autorité publique. Pourtant, l’Union européenne, engoncée dans ses raisonnements économiques à court terme, a choisi d’imposer aux États membres le chemin inverse. Si en Belgique la production d’électricité a toujours été dans le domaine privé, on voit que la Commission européenne impose à la France (avec l’assentiment de son gouvernement « des riches »), pratiquement le seul pays qui avait eu une politique intelligente et responsable en la matière (2), de démanteler son ancien champion EDF au profit des investisseurs privés, plus concernés par leurs dividendes que par le sauvetage de la planète. On sait d’ailleurs que l’obligation déjà faite à EDF de s’intégrer au marché a eu des résultats catastrophiques, comme des investissements délirants en Angleterre ou en Finlande alors que son rôle aurait dû se cantonner à l’approvisionnement du marché français. Une semblable aberration a émergé en Belgique où Elia, transporteur unique d’électricité du pays, a investi dans des réseaux… allemands. 

(2) Même si trop peu tournée vers le renouvelable malgré l’énorme potentiel du pays, et trop dominé par le lobby nucléaire

Dans ces conditions, il est donc impossible pour les autorités publiques belges de décider des choix nécessaires et utiles sans se tourner vers le marché. Le choix indispensable de favoriser les deux premières approches se heurte au problème économique de la troisième approche. En effet, si les autorités favorisent les deux premières approches, les mécanismes mis en place défavoriseront la troisième approche : quel capitaliste investirait en effet dans un secteur dont la rentabilité serait d’emblée handicapée notamment par des prix « manipulés » par l’autorité afin de respecter son engagement climatique, et des perspectives de fermeture à terme au fur et à mesure de l’accroissement de la production renouvelable et, si possible, de la décroissance de la consommation ?  La « manipulation » par les autorités ne s’arrêtera pas à la question des prix : une contrainte majeure se trouvera dans la « flexibilité » du marché. Aujourd’hui le parc de production renouvelable est « débranché » en cas de surproduction, vu l’impossibilité de ralentir rapidement la production nucléaire. Après la fin du nucléaire, on se retrouvera dans une configuration de réseau très différente. S’il sera toujours aisé de débrancher des sources renouvelables en cas d’excès de production, il en sera de même avec les turbines gaz-vapeur (TGV), avec un avantage majeur pour ces dernières : elles peuvent être remises très rapidement en production  (environ 3 minutes) quelles que soient les conditions climatiques (soleil, vent). Si les règles de fonctionnement ne sont pas modifiées, les TGV s’imposeront vu leur disponibilité permanente à des prix relativement modérés. Il faut donc que les autorités imposent par la Loi la production prioritaire par le renouvelable. Les centrales TGV ne pourront donc qu’être des sources d’appoint.

D’un point de vue capitaliste, on aurait pu espérer que la pénurie intermittente de production renouvelable permettrait de vendre alors l’électricité carbonée à des prix records, ce qui compenserait le manque de revenus en temps normaux. Mais, si l’on ajoute le fait que les centrales TGV, neuves, devront être fermées au fil de l’accroissement de la production renouvelable, il ne s’est plus trouvé de capitaliste pour investir dans ces centrales d’appoint.

La situation de la Belgique est unique au monde. Deuxième pays le plus nucléaire au monde (et de loin) après la France (qui n’envisage pas encore de fermer beaucoup de centrales nucléaires…), elle se trouve devant un problème inédit puisque, après des dizaines d’années d’atermoiement, elle va se trouver confrontée à la fermeture rapprochée de tout son parc nucléaire à bout de souffle. Elle a donc « inventé » une solution alambiquée pour éviter de plonger le pays dans le noir : elle va payer des investisseurs pour les convaincre de mettre en place de nouvelles sources d’énergie non-renouvelable. On appelle ça le Mécanisme de Rémunération de la Capacité (MRC, ou CRM). Discuté depuis des années, sous deux gouvernements et deux ministres responsables (d’abord l’influençable Marghem et aujourd’hui la Groen Van der Straeten), il a enfin abouti.

Le CRM est un mécanisme complexe visant à garantir une rentabilité minimum aux investisseurs qui s’y engageront, tout en plafonnant les bénéfices excessifs qu’ils pourraient éventuellement faire suite à une évolution, imprévisible aujourd’hui, des prix sur le marché. On termine aujourd’hui la phase de qualification des candidats qui se sont manifestés en juin et dont les candidatures retenues seront publiées fin octobre. Celle-ci sera suivie d’enchères contraignantes, qui alloueront le premier marché aux moins-disants. Même si ce marché est théoriquement ouvert à toutes les solutions possibles et imaginables, on ne pense pas aujourd’hui à autre chose que la fourniture d’électricité par centrales TGV. Vu la capacité de production à compenser, on estime généralement que seront construites deux ou trois centrales, d’une capacité d’environ 850 MW chacune. Eneco est un des investisseurs potentiels, qui construirait éventuellement sa nouvelle centrale à Manage; le permis de construire lui a été octroyé mais il n’est pas encore acquis qu’il y aura construction. À Vilvorde en revanche, on sait qu’il n’y aura pas de nouvelle centrale : la province s’y oppose. On attend bien entendu aussi au moins Engie (ex-GDF ex-Electrabel) et Luminus (EDF) à Seraing.

Dans ce contexte particulier, plusieurs politiciens se sont manifestés, surtout en faveur du maintien d’une capacité nucléaire, comme l’ineffable Georges -Louis Bouchez qui défend cette position en tant qu’écologiste défenseur de la planète. Il réagissait aux propos de Jean-Marc Nollet qui pourtant n’exclut pas totalement la prolongation des deux derniers réacteurs, tout en défendant, mais bien mal, le CRM ; il invoque notamment des mécanismes de compensation européens pour dire que les nouvelles centrales n’émettront pas (plus) de CO2, mais il passe à côté de l’essentiel. Plus récemment encore, François De Smet, patron de Défi, est lui aussi soudainement devenu un spécialiste de l’énergie et du climat. Il nous assure, comme Bouchez, qu’il est inconcevable de fermer tous les réacteurs à la date prévue. Qu’en savent-ils ces ingénieurs ?

Les derniers soubresauts sur le marché de l’énergie plaident sans conteste en faveur de deux arguments: arrêter d’obéir à l’injonction totalement inadéquate de l’Union européenne de privatiser un bien commun à marche forcée, et, au contraire, créer un pôle public qui prendra en charge la totalité de l’approvisionnement énergétique du pays. 

La flambée des prix actuelle souligne avec force la dépendance quasi totale du pays à un marché globalisé sur lequel il n’a aucun levier. Tant que des moyens de production substantiels n’auront pas été mis en place localement, on ne pourra que gérer la pénurie, soit avec des prix toujours croissants, soit par les coupures (comme au Liban aujourd’hui, sans parler de tous les pays où les coupures existent depuis toujours). Il est donc indispensable de planifier la bifurcation énergétique sous le contrôle des citoyens et non plus des spéculateurs. 

La transition envisagée aujourd’hui vers des centrales TGV, pour éteindre définitivement des réacteurs nucléaires aujourd’hui mortifères, en est un bel exemple. Le passage temporaire par l’immense inconvénient d’accroître la production du CO2 en brûlant du CH4 (méthane) est un acte délibéré visant à réduire aussi rapidement que possible ces émissions néfastes. Comment, dans le bricolage actuel, le gouvernement pourra-t-il imposer aux opérateurs des centrales TGV actuelles, moins efficaces, d’arrêter celles-ci AVANT d’arrêter les nouvelles centrales aux revenus garantis? 

L’absence d’autorité publique réelle sur le marché de l’énergie se paiera sans doute aussi, et dans pas si longtemps, lorsque l’on découvrira que les 14 milliards de provisions faites (sur le dos des consommateurs belges d’électricité) afin de démanteler le parc nucléaire hors d’usage seront sans doute insuffisants, et alors qu’ils sont principalement « prêtés » à Engie (Synatom). Il fait peu de doute que les citoyens repasseront à la caisse alors que les actionnaires se seront gorgés. 

Il est indispensable que les citoyens prennent enfin le contrôle de ce bien commun qu’est l’énergie. La bifurcation vers les sources renouvelables (soleil, vent, cours d’eau), l’énergie des profondeurs de la Terre et les moyens de stockage présents et à venir (barrages, batteries, hydrogène) notamment pour compenser la variabilité de la production, ainsi que l’abandon progressif des énergies carbonées (chauffage, transport, production d’électricité) sont des questions bien trop fondamentales pour la survie de l’espèce humaine pour les laisser aux dilettantes du libéralisme.

 

Une analyse du Mouvement Demain

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