La « réduction collective du temps de travail sans perte de salaire » a été une des revendications les plus importantes du mouvement ouvrier et syndical. Les luttes pour la journée des huit heures au 19ème siècle, puis pour les congés payés et la semaine de quarante heures au 20ème siècle ont fini par être couronnées de succès. Mais depuis les années cinquante, force est de constater que les progrès ont été minimes. On peut même dire que ces acquis sont actuellement menacés [1]. Pourtant, la productivité n’a pas cessé de croître, ce qui justifierait une continuité dans la « réduction du temps de travail »

Alors que le néo-libéralisme est à son apogée, le rapport de force ne nous est guère favorable. Nous avons besoin d’une proposition mobilisatrice reprenant cette idée de réduction collective du temps de travail pour lui donner une nouvelle ampleur.

Une bonne communication est essentielle

Il y a d’abord une question de mots : à l’heure où des communicateurs professionnels, en face, peaufinent leurs formulations, il nous faut utiliser les mots qui percutent.

Faisons court

Avouons-le : le temps de prononcer « réduction collective du temps de travail sans perte de salaire et avec embauche compensatoire », plus personne ne vous écoute, vous avez démobilisé la moitié de votre auditoire. C’est trop long !

Positivons

Le terme « réduire » a une connotation négative, n’en déplaise aux partisans de la décroissance que nous saluons au passage. La réduction tend vers le rien et personne ne veut rien. Pourquoi ne pas dire la même chose avec un autre mot, plus porteur de solidarité, de générosité, d’amour ?

Emploi et travail, une distinction d’aujourd’hui

Le sens des mots a évolué depuis cent cinquante ans. Parler de réduction du temps de travail pour parler de diminution du temps consacré à l’emploi, c’est confondre emploi et travail. 

Assimiler le travail à l’emploi revient à dire qu’il n’y a pas de travail sans emploi, et conforte l’idée que rien n’est produit en dehors du PIB et autres formes institutionnalisées de production dominée par le capital. Pourtant, en-dehors de l’emploi, il y a mille choses à faire, c’est de la production, c’est du travail, défini comme une activité humaine consciente, n’en déplaise au comptable national, et c’est justement pour augmenter le temps de travail libre qu’il faut diminuer pour chacun le temps passé au service d’un employeur, le temps d’emploi.

Mais surtout, assimiler le travail à l’emploi, c’est nier le travail domestique, encore assuré (au moins) à 85% par les femmes en plus de leur travail professionnel. C’est nier l’exploitation de la femme par l’homme, qui, pour caricaturer, se dit épuisé en rentrant du « travail » et regarde le foot pendant que sa femme « ne travaille pas » lorsqu’elle fait la vaisselle, prépare le repas ou couche les enfants.  

Un peu de tactique

Vouloir se battre aujourd’hui pour une RCTT sans perte de salaire et avec embauches compensatoires revient à exiger une redistribution des revenus plus favorables au travail. Or il faut admettre qu’aujourd’hui le rapport de forces entre salariés et employeurs n’est plus celui d’il y a cinquante ans, et que le volontarisme a ses limites. Vouloir affronter un ennemi supérieur en nombre et mieux armé en rase campagne, face au soleil et en montée est tout sauf une bonne idée. Un peu de tactique s’impose.

D’ailleurs les promoteurs de la RCTT, sans doute pour cette raison, se fixent des objectifs peu ambitieux. Par exemple, actuellement, la proposition vise les 35, au mieux 32 heures par semaine. Quand, à consulter les statistiques actuelles, on se rend compte que la durée moyenne effective d’un emploi à temps plein est déjà de 33 heures et 15 minutes, on s’aperçoit que la revendication « RCTT » ne fait pas avancer. 

Partage des emplois

Pour toutes ces raisons, nous proposons plutôt de « partager les emplois ». C’est la réduction du temps de travail, si on veut, mais adaptée à l’importance que nous donnons aujourd’hui à la distinction entre « emploi » et « travail », parce qu’elle revalorise le travail domestique. Il est important que cette distinction fasse son chemin dans les têtes.

Ensuite, parler de « partage » est plus positif que « réduction ». C’est bien plus qu’une astuce de communication, parce qu’introduire l’idée du partage dans l’économie, c’est la remettre fondamentalement en question, c’est ouvrir une fenêtre sur un autre monde, c’est réintroduire la solidarité dans cette société atomisée et compétitive.

Le calcul

42 % de la population Belge dispose d’un emploi [2], et la durée moyenne de l’emploi en Belgique est de 1.560 heures par an, soit 33 heures et quart par semaine [3]. Sur base d’une espérance de vie de 80 ans, si l’on partageait les emplois actuels, chacun devrait travailler 29 ans à raison de 38 heures par semaine. Nous sommes loin de l’exigence de 40 ou 45 années de carrière. Quelqu’un qui commencerait à travailler à 18 ans à temps plein terminerait à 47 ans.

Il s’agit ici d’un calcul effectué sur base des données actuelles de l’emploi, avec toutes les absurdités liées à la logique d’une croissance devenue impossible. En d’autres termes, cette durée de l’emploi est susceptible de diminuer fortement si l’on se dirige vers une société moins marchande. Mais il s’agit d’une étape ultérieure.

Les modalités

Nous l’avons dit plus haut, vouloir imposer ici et maintenant une redistribution des revenus plus favorable au travail, donc au détriment du capital, nous paraît difficile au vu du rapport de forces actuel. Eh bien, n’augmentons pas la masse salariale dans un premier temps. Le partage des emplois se fera sans augmentation des salaires. 

Le partage des emplois peut autant se jouer sur la durée hebdomadaire de l’emploi que sur l’âge de la retraite, dans un continu de solutions intermédiaires, selon le choix de chacun-e. Cela implique, pour celleux qui choisiront la diminution de leurs prestations, de voir diminuer leur salaire en conséquence. Mais pour les travailleureuses précaires, cette option risque de s’avérer irréaliste. Dans ce cas, ce sera plutôt la retraite à 45 ans qui s’imposera.

L’avantage de cette formule est qu’elle est imparable pour le capital. On présente une mesure neutre pour la répartition des revenus entre travail et capital. Ça ne vous coûtera rien, on vous dit, pourquoi refuseriez-vous ? Difficile de répondre qu’il faut entretenir une armée de réserve industrielle pour peser sur les salaires, ou qu’il est nécessaire d’entretenir un mal-être social pour forcer les salariés à faire n’importe quoi.

Changement du rapport de forces au profit des salariés 

Partager les emplois sans rien changer d’autre à la structure économique existante est tout à fait possible, par une simple mesure législative consistant à avancer l’âge de la retraite à 27 ans de carrière complète. Mais les effets de cette mesure seront loin d’être anodins, et c’est pour ça qu’on ne l’a jamais proposée dans les milieux politiques « représentatifs », en ce compris la social-démocratie qui préfère parler de la RCTT.

Il va se produire plusieurs choses terrifiantes pour les tenants de l’ordre établi.

D’abord il n’y aura plus de demandeurs d’emploi. Ceci mettra les salariés en position de force vis-à-vis du capital. Il ne sera plus possible de dire à un employé : « Si tu n’es pas content, la porte est là, il y en a dix qui attendent ta place ».

Avec ça, l’augmentation du temps libre permettra d’organiser les luttes, de se poser les bonnes questions et de disposer de l’énergie nécessaires à la mise en œuvre des bonnes réponses. Pour peu qu’ils comprennent que le capital est non seulement nuisible mais parfaitement inutile, ce à quoi nous ne manquerons pas de contribuer, nous aurons là une armée révolutionnaire de réserve, en lieu et place de la traditionnelle armée industrielle de réserve qu’entretient le capital. Chacun aura la possibilité de porter un œil critique sur l’expérience de sa carrière, et du temps et de l’énergie pour en faire le bilan et réfléchir à des propositions.

En marche vers une autre société

Il serait dommage, une fois que le rapport de forces aura basculé du côté des salariés, de se contenter d’obtenir de meilleurs salaires, alors que delenda Capitalo, Il faut détruire le capital. Partageons l’emploi, et c’en est fini du capital. Le capital est un pagure, il est très vulnérable sans sa coquille et sa coquille c’est la nécessité des nécessiteux. Dès que le capital ne dispose plus d’une réserve de main d’œuvre pour peser sur les salariés, il devient extrêmement fragile. Les conflits tournent toujours à l’avantage des salariés et ils auront tôt fait d’en comprendre les atouts. La hiérarchie devra se plier ou disparaître. Donc disparaître. 

Le pouvoir, que nous avons défini comme la capacité de contraindre une personne à faire ce qu’elle ne veut pas faire, s’estompe en même temps que la hiérarchie. La porte est ouverte à l’autodétermination des salariés, à l’élaboration d’une nouvelle organisation de la production.

Mais ça, c’est une autre histoire…

Une opinion de Patrick Dessart

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[1] Par exemple par la défiscalisation des heures supplémentaires, à l’œuvre actuellement en Belgique, qui a pour effet de limiter les embauches supplémentaires et de presser encore davantage les salariés.

[2] Taux d’activité (part de la population en âge de travailler) 67,6% multiplié par le taux d’emploi (62% de la population active est employée) https://bestat.statbel.fgov.be/bestat/crosstable.xhtml?view=63a67d2c-4d0e-4cef-9045-a76e76f15b29, juillet 2020 

[3] OCDE, heures moyennes annuelles ouvrées par travailleur http://stats.oecd.org/Index.aspx?DataSetCode=ANHRS&Lang=fr juin 2017.  D’un côté, ce temps est surévalué, car basé sur les données contractuelles de l’emploi : il ne tient pas compte des congés exceptionnels, pour maladie, sans solde etc. Mais ce même temps est sous-évalué car de nombreuses personnes prestent des heures supplémentaires, qui n’apparaissent pas non plus sur les contrats.

 

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