Des coups de feu tirés sur mon arrêt de bus 48 ont brièvement focalisé l’attention du monde politico-médiatique sur son existence. On n’a cependant pratiquement entendu parler que de moyens policiers à ce sujet aux Cafés du commerce de nos politiciens, les plateaux télévisés. S’il y a une chose que je crains de voir surgir en plus devant l’aubette de mon agence Belfius, c’est une voiture de police et un lot supplémentaire de balles perdues.

Il s’agit pourtant bien de commerce et il serait temps qu’on le comprenne mieux. Hormis celui du tabac et de l’alcool, la vente des autres drogues est totalement libéralisée : aucune entrave médicale, légale ou fiscale ne s’oppose à leur distribution à grande échelle, fournissant de petits emplois au plus grand nombre et des revenus colossaux à quelques-uns. C’est juste comme la vente de Whiskas ou de yaourts à la vanille, mais pas au Delhaize.

Le problème majeur de ce commerce ne tient pas dans la nature des produits proposés mais dans son illégalité. Et pourtant il ne faut pas être médiéviste pour connaître le précédent historique, souvent mentionné mais à contresens. Qui n’a pas entendu parler de Chicago cette semaine ?  Mais pourquoi Chicago ? Parce que Tintin en Amérique est la référence culturelle ultime des spécialistes en prohibition qui n’y ont rien compris. Eliot Ness n’a connu de succès qu’au box-office du cinéma hollywoodien, et Al Capone n’a été arrêté ni pour trafic d’alcool ni pour meurtre mais pour fraude fiscale. Qu’est-ce qui a mis fin au massacre à Chicago ? C’est la fin de la prohibition du commerce et de la consommation d’alcool, ce qui a mis en difficulté des gens honnêtes comme la famille Kennedy qui a dû se reconvertir rapidement lorsque leur commerce de gros frauduleux depuis le Canada a été brutalement stoppé par la vente légale d’alcool non-frelaté.

Lorsqu’on parle d’augmenter les moyens de la police lors de fusillades à Saint-Gilles ou Schaerbeek, on a tout faux, comme à Chicago en 1930.

S’il est indéniable que la prise de substances addictives est mauvaise pour la santé de leurs consommateurs (tabac, alcool, haschich, ecstasy, cocaïne, héroïne, etc.), il l’est encore plus que le commerce illégal de ces produits est dommageable pour la société toute entière. 

Bart De Wever pleurniche quant à l’immense trafic sur son port, en feignant d’ignorer que le problème est général ; Arte l’a bien illustré dans son feuilleton De grâce tourné au Havre. Et la consommation de détail à Knokke cartonne sur Netflix. Cette illégalité qui fascine entraîne encore plus d’illégalité. 

Comme Roosevelt l’a fait chez lui pour l’alcool en 1933, il est urgent de légaliser ici et maintenant toutes les drogues, et plus seulement le tabac et l’alcool. Personne ne souhaite voir notre Etat faciliter l’accès à des substances qui détruisent la santé de ses citoyens, et cette proposition peut sembler choquante, mais elle est rationnelle dans le contexte actuel. Il n’est pas question de vente libre. Au contraire, la vente et la mise à disposition de drogues doivent être scrupuleusement organisées, notamment avec des contrôles de qualité.

On sait que des expériences dites de testing avaient été mises en place, notamment au Festival de Dour, mais ces mesures de prévention des risques ont été stupidement stoppées par la police. Les effets primaires sont déjà suffisamment dommageables comme ça pour les corps, et en particulier les cerveaux, des consommateurs pour ne pas rajouter une couche d’effets secondaires. On se souvient de la diffusion du VIH par les seringues à héroïne. Plein d’autres substances de coupe doivent être éliminées des produits mis à disposition des addicts.

Si le but premier de la légalisation des drogues est de casser le marché, il serait idiot de le déplacer dans de simples boutiques comme c’est déjà le cas pour le cannabis dans de nombreux États américains. La vente au détail du cannabis comme du haschich, de l’ecstasy et de la cocaïne doit être réservée aux magasins déjà habilités à la vente d’autres substances contrôlées, autrement dit les pharmacies, et ce sur simple présentation de sa carte d’identité, permettant de réserver ces produits aux habitants du pays et de contrôler éventuellement des volumes excessifs afin de ne pas créer un nouveau marché d’exportation vers des pays moins évolués. Les prix pratiqués seront nécessairement inférieurs à ceux du marché mafieux actuel mais devront réserver une marge bénéficiaire suffisante aux pharmaciens (permettant au passage de limiter celle octroyée sur les drogues utiles) et une taxe alimentant un large fond consacré à la prévention à grande échelle, surtout dans les écoles. Certains répondront que ceux qui contournent aujourd’hui l’interdiction se joueront demain de la réglementation. Mais si l’on calcule correctement les prix de vente réglementés, personne ne trouvera d’intérêt économique en dehors du marché officiel. 

La distribution de substances injectables, comme l’héroïne, doit trouver sa place dans des salles de consommation à moindre risque dans tout le pays et plus seulement à titre expérimental et « honteux » dans quelques municipalités courageuses. L’héroïne et la cocaïne doivent être moins chères et plus disponibles que le crack de la rue.

Tout n’est pas rose pour autant (sauf les éléphants) car on peut légitimement craindre une augmentation de la consommation. L’argument est recevable mais aujourd’hui encore non fondé. C’est une opinion répétée mais pas un fait prouvé, faute d’expérience. Si l’on peut espérer que la disparition de la chose défendue devrait faire baisser son attrait, on doit surtout compter sur les programmes de prévention, massivement financés par le commerce légal, pour limiter une éventuelle augmentation. Si cela ne fonctionne pas, on pourra toujours abandonner le projet, rendre le commerce aux mafieux, et distribuer des gilets pare-balles aux usagers de l’autobus.

Reste encore le problème de l’approvisionnement de gros du pays, le seul qui soit vraiment épineux car, vu la nature de la plupart des produits, ils doivent être importés, comme le chanvre du Rif, la coca de Colombie ou le pavot d’Afghanistan. Il faut mettre fin au libre-échange de fait, et trouver des accords avec les autorités des pays producteurs, en veillant notamment à la rétribution correcte des paysans producteurs et en contournant les mafias locales. Ces accords pourraient aider ces gouvernements à résoudre une partie de leurs propres problèmes. À nous de les convaincre, après nous être convaincus nous-mêmes.

Une opinion de Thierry Bingen

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