La mort de chaque homme me diminue
Parce que j’appartiens au genre humain
Aussi, ne va pas faire demander pour qui sonne le glas
Il sonne pour toi
John Donne, 17ème Méditation, Aucun homme n’est une île

Une opinion de Virginie Godet


Depuis bientôt deux mois, tous les yeux sont tournés vers Israël et Gaza.
À juste titre, puisque la situation humanitaire est atroce, parce que l’ampleur des pertes dépasse notre entendement, parce qu’une fois de plus ce sont les enfants, les femmes, les personnes âgées qui paient le prix fort de ce conflit. On a l’impression qu’on n’en verra jamais la fin, que toute graine d’espoir est immédiatement foulée au pied, que l’idée même d’une coexistence pacifique entre les différentes communautés est impossible.

Les médias généralistes tiennent les comptes, les décomptes, affichent les images des décombres, noient nos rétines dans le déluge des bombes et des morts. Ces bombes et ces morts. Et nous voici aveugles à ce qui se passe ailleurs, pendant ce temps-là. L’Ukraine disparaît des écrans, le Haut-Karabagh n’a fait qu’un petit tour de carrousel avant d’être relégué dans les limbes, les bombardements du Rojava par l’armée turque sont passé sous les radars, et c’est comme s’ils n’avaient jamais existé. Sans parler des nombreux autres conflits tout autour du globe, dont nous savons peu ou ne savons rien, notre cerveau manquant de temps disponible pour enregistrer ces informations et les traiter. Est-ce que le déni nous permet de continuer à vivre ? Sommes-nous dans un état de sidération, incapables d’agir, de bouger, fascinés et repoussés par toute cette violence, paralysés de peur tels des lapins dans la lumière des phares ? Ou juste des enfants gâtés, égoïstes et ingrats, se bouchant les oreilles en chantant “blablabla” pour ne rien entendre ?

Ne sommes-nous capables que d’indignations temporaires et sélectives ? Pourquoi certaines victimes sont-elles plus importantes que d’autres ? Certaines vies auraient-elles plus de valeur ? Qu’est-ce qui fait cette valeur à nos yeux ? C’est quoi être une victime “bankable” ?
Ces questions me taraudent depuis bientôt deux mois, depuis le 5 octobre,  le moment où les bombardements massifs sur le Rojava ont commencé. Ils ont fait peu de victimes directes. Pour reprendre la formule parfaitement émétique d’un borgne de triste mémoire : “Petit score de flipper”. Mais la destruction des centrales électriques, des puits de pétrole, des silos de grains, des stations de pompage d’eau, d’hôpitaux feront des victimes indirectes par la soif, la faim, le manque de soin. La situation humanitaire est là aussi critique. C’est plus d’un milliard de dollars qui seront nécessaires à la reconstruction. La situation est pour le moment calmée, l’armée turque ayant commis l’erreur de faire survoler les bases américaines par ses drones Bayraktar -ceux qui ont été vendus tant aux troupes ukrainiennes qu’à celles de l’Azerbaïdjan, et qui ont servi à décimer les populations arméniennes du Haut-Karabagh. Bayraktar, les drones construits dans les usines du beau-fils de Recep Tayyip Erdogan.

Mais dans le même temps, ces mêmes bases, tant en Syrie du Nord-Est qu’en Irak, dans la région du Bashur, sont ciblées par l’armée iranienne en mesures de rétorsion pour le soutien des USA à Israël. On peut se demander si c’est la seule raison, vu le rôle des populations kurdes du Rohjilat  – Kurdistan iranien – dans la révolution des femmes. Faut-il rappeler que le slogan Jin, Jyian, Azadî (Femme, Vie, Liberté) est au coeur même du projet sociétal du fédéralisme démocratique ?

Sans doute, pour nous qui nous sommes rendus sur place il y a quelques mois, la loi du mort/kilomètre ne fonctionne plus. Ce sont des paysages parcourus, des visages rencontrés, des femmes et des hommes avec qui nous avons partagé des repas, et puis un projet politique, une façon de faire société qui nous a enthousiasmés, et une résilience, une force morale qui nous ont impressionnés. Cette capacité à construire et reconstruire tout à la fois qu’on ne peut qu’admirer.

Mais la résilience ne fait pas tout, et l’isolement déjà constaté est empiré par le silence médiatique autour de la situation actuelle. Pour accéder à l’information, il faut la chercher, savoir où la trouver, dans les médias de la diaspora kurde, dans les groupes militants ou sur les réseaux sociaux anglophones des télévisions du Bashur. Et nous avons la chance d’avoir gardé des contacts sur place. Mais lorsqu’il s’agit pour nous de servir de relais, d’essayer d’alerter l’opinion publique ou de faire réagir les autorités au niveau fédéral, la tâche se révèle ardue, compliquée, presque insurmontable. Comme si une chape de plomb pesait sur cette zone sans reconnaissance internationale.

À la fête de l’Humanité, j’ai assisté à une table ronde sur les combats des femmes kurdes. La principale intervenante nous a dit ce ras-le-bol de voir ces combats réduits à la seule image des YPJ, ces guerrières, ces amazones droites et fières, dressées face à l’Etat Islamique. Elle a bien évidemment raison. Ces femmes sont bien plus que cela, tellement plus. Et pourtant, je ne vois en ce moment que ce biais, cet angle de vue, pour rappeler ce que nous leurs devons. Ces vies perdues, ce sang versé, ce n’est donc rien, pour nous ? Quelle est la valeur de ces vies ? Étaient-elles sacrifiables sur l’autel de nos libertés, de notre sécurité ? S’il nous est si difficile de voir la valeur de chaque vie humaine pour ce qu’elle est, ni plus, ni moins, ne pourrions-nous au moins faire preuve de gratitude envers ces femmes et ces hommes qui ont été et restent nos alliés face aux fous de dieu ? Quelle que soit notre position envers le projet de société qu’ils défendent…

Et c’est encore une fois qu’il nous faut reprendre notre bâton de pèlerins, pour dire, pour expliquer, pour convaincre peut-être. Ouvrir les yeux, les oreilles, les cerveaux disponibles.

Prochaine étape, Liège, le 8 décembre. Nous vous espérons nombreux.

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