Petite explication avec une approche de l’histoire « récente » de l’évolution aéroportuaire et de l’aviation

Une opinion de Marc Alardeau

Il est important je pense de replacer contextuellement, et historiquement, ce que nous vivons actuellement, en particulier à Liège-Airport, et comprendre certains enjeux de son développement et les risques actuels majeurs de délocalisation de certains opérateurs.  

Saturation des gros aéroports  

Tout d’abord, revenons au siècle dernier où les grands aéroports du monde, et d’Europe, approchaient la saturation, c’est à dire que le nombre de vols possible de/vers ces aéroports n’allait plus pouvoir augmenter. Et pour plusieurs de ces gros aéroports, des agrandissements des infrastructures posaient souci et la tâche était loin d’être évidente.  

Airbus 380 salvateurs ?  

Ceci a eu une conséquence importante, que les documents en ligne disponibles actuellement oublient, mais qui, pour l’avoir vécu, était un discours tenu à l’époque : le lancement de l’Airbus 380, le fameux double pont d’Airbus, le plus gros avion « passagers » jamais conçu.  

En effet, la saturation des gros aéroports approchant, et la demande étant toujours grandissante de trafic, en particulier passagers, il était urgent de trouver une solution car il allait bientôt être impossible d’augmenter le nombre d’avions sur ces aéroports, alors que la demande était croissante. La solution était simple au départ : construire un avions plus gros que l’avion le plus gros existant (B-747), capable d’emporter le double de passagers, permettant ainsi, sans augmenter le nombre de vols, d’augmenter le nombre de passagers de ces gros aéroports. Le programme Airbus 380 était lancé.  

Difficultés techniques  

Ce programme ne fut pas sans souci. D’abord, aucun pneu de l’époque ne pouvait résister aux pressions exercées par cet avion hors norme, et il a fallu surpasser la technologie disponible à l’époque pour y remédier. Ensuite, lors de diverses simulations et essais, on s’est rendu compte que les mouvements d’air dans le sillage de l’avion étaient trop importants et aurait nécessité de doubler la distance entre le présent appareil et le suivant dans le ciel, ce qui retirait tout l’intérêt évidemment du 380 dans l’optique visée par son développement. Mais au fil du développement du programme Airbus, des solutions techniques ont pu être développées et les performances de l’appareil ont été en accord avec le but initial recherché. 

Développement des aéroports régionaux  

Ces dernières années, le succès commercial de ce super avion, d’une extra-grande capacité, a été mis de plus en plus en mal, malgré une croissance exponentielle du nombre de voyageurs.  

En fait les cartes ont été modifiées par rapport à la situation de départ. Les grands aéroports ont été soulagés d’une partie de la croissance de trafic avec la multiplication du développement d’aéroports régionaux, dans lesquels on ne croyait pourtant pas aux débuts. De plus, les gros aéroports ont aussi poussé, doucement, certains opérateurs cargos à quitter leur plateforme, pour gagner de la disponibilité pour le trafic passager. Et c’est dans ce dernier cas de figure que Liège-Airport a pu aussi assurer partie de sa croissance. Le cas de AirBridgeCargo est un exemple bien connu d’une compagnie qui a quitté Amsterdam, gros aéroport européen, vers Liège.  

Donc finalement, le succès commercial espéré pour l’Airbus 380 se solde maintenant par un échec retentissant avec les nouvelles cartes amenées sur le terrain ouvrant de nouveaux slots sur les grands aéroports, ne rendant plus cet avion incontournable, car, en effet, il est moins risqué commercialement de faire voler deux avions plus petits, sur deux créneaux horaires différents que ce mastodonte  

Et le cargo dans tout cela ?  

Le cargo a donc été invité gentiment à quitter les grosses plateformes, ou du moins n’y ont pas été retenus, et/ou on n’y a empêché la croissance, dans l’optique de récupérer des slots pour le trafic passager, plus rentable.  

Ces déménagements ont profité à d’autres aéroports, qui se sont spécialisés dans le cargo, et Liège- Airport en est le plus important dans l’Europe. Ceci correspondait-il à tous les souhaits des compagnies cargos ? La réponse est non car le fret aérien mondial est transporté dans des avions cargos, parfois des avions mixtes (mais de plus en plus rarement), et surtout dans les soutes des avions passagers pour de petits volumes. Ce dernier, appelé Belly Cargo, n’est pas négligeable à l’échelle du fret mondial, même s’il est bien moins important que ce qui est transporté en Full Cargo. Mais ce Belly Cargo est totalement absent à Liège-Airport, un inconvénient majeur pour certains opérateurs, tel que Fedex l’a d’ailleurs rappelé dans ses justifications de quitter le site liégeois.  

Crise covid  

La crise covid actuelle amène maintenant une nouvelle carte. Les vols passagers subissent de plein fouet celle-ci et ce n’est pas sans conséquences sur les gros aéroports ancestraux. Et la situation perdure de plus en plus, à un point tel que les experts aéronautiques, ainsi que Tim Clark, Directeur d’Emirates, et Quantas, la compagnie nationale australienne, s’expriment publiquement et ne voient pas de retour au trafic d’avant Covid avant quelques (longues?) années. Ceci incite évidemment ces gros aéroports à revoir leur politique et à démarcher les compagnies cargos pour retrouver du trafic. Un avantage pour les opérateurs cargo est, évidemment, de pouvoir récupérer les disponibilités du Belly Cargo de ces aéroports, ce qui permet d’augmenter les possibilités de destinations à faible coût, d’autant que le tonnage disponible par appareil augmente vu que les taux de remplissage passagers sont loin d’être optimum en cette période troublée de crise sanitaire : tout avantage pour les opérateurs cargos. 

Effondrement de Liège-Airport ?  

Un des talons d’Achille de Liège-Airport est là : l’absence de Belly Cargo.  

Pour des opérateurs cargos spécifiques de point à point d’un trafic spécifique, cela n’aura aucune conséquence. L’exemple du transport de fleurs entre le Kenya et Liège, pour ensuite rejoindre, par la route, la criée aux Pays-Bas. Les destinations sont fixes et les avions remplis par des marchandises spécifiques. Et dans ce cas, on peut y ajouter des poissons par exemple, tel le Tilapia, largement importé aussi du Kenya pour nos régions.  

Mais pour des opérateurs moins spécifiques, une offre la plus diversifiée possible de destinations sur la plateforme aéroportuaire permet d’offrir un service plus performant à leurs clients. Dans ce cas, une migration vers une plateforme mixte (passagers et cargo), peut présenter un avantage, d’autant que cette migration est possible maintenant avec la libération de slots. Dans cette problématique, soulignons que le départ de Fedex fait que 30 avions vont quitter Liège pour Paris et que donc plus de 30 destinations (certains avions desservent deux destinations en un seul vol, d’autres font deux rotations dans la nuit et desservent ainsi aussi deux destinations) ne seront plus desservies depuis Liège-Airport. Cela risque d’avoir des conséquences auprès d’autres opérateurs.  

Quant à certains trafics spécifiques, tels les fleurs citées ci-avant, on peut se questionner sur le pourquoi de leur présence à Liège alors que leur destination, la criée d’Aalsmer, est bien plus proche de Schiphol (aéroport d’Amsterdam) que de Liège. Avec un aéroport de Schiphol en croissance de trafic passager, et une déclaration sans équivoque du directeur de KLM, positionner ces vols à Amsterdam était probablement difficile, mais maintenant ?  

Et Fedex ?  

D’après la déclaration de la direction de Fédex, qui a son hub principal à Paris Charles de Gaulle, où il a décidé d’investir 1,4 milliards d’euros en 2016 pour y doubler ses capacités (1),, ceci bien avant l’annonce de l’arrivée d’Alibaba (*), celle-ci souhaiterait faire de Liège son second pôle européen « accessoire ».  

Peut-on croire cette déclaration quand, d’une part, on voit cet important investissement parisien, et d’autre part, quand on constate dans le rapport annuel 2019 de Fedex (2) que le site liégeois n’est simplement pas repris ? Des signes de l’abandon total de Liège ? Peut-être. Et étrange quand même que le site de Cologne, lui, est présent dans ce rapport.  

Quelques recherches permettent de voir l’évolution de l’emploi à Cologne: 450 en 2010 (3), plus de 680 en 2015 (4) et 800 en 2020 (5), donc une croissance continue, mais en fait moins de personnel qu’à Liège. Du moins avant les licenciements liégeois. Ici, on licencie un tiers du personnel, soit +/- 700 personnes, et on réduit de moitié le temps de travail des autres (6) : cela équivaut finalement à licencier deux tiers du personnel … et la force liégeoise devient dans les faits, en heures de travail, ou équivalents temps plein, bien inférieure à celle de Cologne. Et finalement, Liège ne serait-il pas en bonne voie pour disparaître totalement de l’échiquier de FedEx ?  

(*) : ce n’est donc que prétexte de dire que l’arrivée d’Alibaba est à l’origine du départ de Fedex maintenant, car la décision du départ avait déjà été prise deux ans plus tôt avec l’investissement démesuré sur Paris en 2016. 

Dépendance malsaine : Chine et Alibaba 

Fedex représente encore (avant son départ) une part importante de l’activité de l’aéroport de Liège, mais le trafic avec la Chine lui représente 50% du volume actuel (7, texte sous la première photo). Après le départ partiel de Fedex, avec le volume correspondant de trafic, la part chinoise passera à 75%. Est-ce raisonnable d’avoir une telle dépendance vis à vis d’un trafic ? Ne rejouons-nous pas le même carte qu’avec Fedex, cette fois pas avec un gros client, mais un gros marché ? Et n’oublions pas qu’en plus, augmenter nos échanges avec la Chine, c’est aussi augmenter notre déficit commercial, car les importations de cette région sont bien plus nombreuses que les exportations : cela a donc un effet négatif sur notre économie. 

Quant à l’arrivée tonitruante d’Alibaba, qu’en est-il des emplois ? Des milliers annoncés par les politiques en 2018, 660 annoncés dans la demande de permis unique pour l’entrepôt, et ensuite très récemment 300 annoncés par le journal néerlandophone Standaard (7). Et ce sans compter l’automatisation annoncée dans un avenir proche. Automatisation dont Christian Delcourt, porte-parole de l’aéroport, se réjouit de l’arrivée à Liège pour remplacer les emplois pénibles. Rappelons qu’en Chine, à Shanghaï, un entrepôt de JD.com a été automatisé et plus de 90% des emplois ont disparus ensuite. Pour les sceptiques, les robots de Cainaio (Alibaba), associés au bras articulé de Rosen Diankov, récemment mis sur le marché par Mujin, rend cette automatisation poussée possible. Jeff Bezos, patron d’Amazon, a d’ailleurs aussi annoncé des entrepôts sans personnel dans un futur proche.  

Carex, un gaspillage d’argent public ?  

Les politiques remettent en avant le fameux projet ferroviaire Carex, Eurocarex pour être précis, imaginé en 2009, mais est-ce une piste raisonnable ?  

Rappelons d’abord ce qu’est ce projet : c’est une liaison TGV fret entre des aéroports européens (*). Cela signifie que des équipements spéciaux sont nécessaires, tant en matériel (les rames TGV fret) qu’en infrastructure (des gares spécifiques pour charger/décharger chaque train en 30 minutes). Il faut donc une gare spécifique à chaque aéroport. Et pour lancer raisonnablement ce projet, il faut au minimum deux gares. Cela signifie que la volonté d’un seul pays, ici la Belgique, est sans aucune utilité dans un tel projet. La volonté politique actuelle affirmée en Belgique, bien seule dans sa décision, risque dont bien d’entraîner la réalisation de travaux inutiles si aucun autre pays concerné par ce projet ne décide la mise en place d’infrastructures équivalentes. Et actuellement aucun des autres pays partenaires ne souhaite aller de l’avant.  

(*) : Roissy Charles-de Gaulle (Paris), Londres, Amsterdam, Cologne et Frankfurt dans un premier temps, et s’ajouteraient ensuite Lyon, Strasbourg et Bordeaux.

Pourquoi le manque d’intérêt des autres pays ? C’est assez simple. Ce projet reliait Liège principalement aux principaux grands aéroports européens. Ces grands aéroports étaient saturés et, étant mixtes (passager et cargo), voulaient donner priorité au trafic passager. Ce projet Carex permettait de délocaliser le trafic cargo à Liège, tout en assurant une liaison très rapide (TGV) vers les aéroports qui y délestaient ainsi leur trafic. Tout le monde était gagnant : les gros aéroports historiques pouvaient accueillir plus de passagers mais ne perdait pas leur lien avec le cargo (dévié par Liège et le TGV fret Carex), et Liège-Airport avait une augmentation de trafic substantielle. Mais actuellement, avec la crise covid, le trafic passager s’est effondré et ces gros aéroports ne souhaitent plus voir partir leur cargo autre part. L’intérêt pour ce projet Carex est devenu nul avec la crise sanitaire en cours …sauf pour nos politiques qui s’en servent en greenwashing pour probablement faire passer la pilule du développement de Liège-Airport et les énormes investissements publics qui y sont réalisés. Allons-nous avoir bientôt une gare fantôme à Liège-Airport ? Ce n’est pas impossible. 

Et le trilogiport ?  

Liège dispose d’installations logistiques aéroportuaires, ferroviaires, fluviales, et routières, soit quatre moyens de transports différents. Mais quelles sont les relations possibles entres ceux-ci ?  

Les transports ferroviaires et fluviaux sont de loin les moins polluants et nos politiques tentent d’inciter à l’utilisation de ceux-ci, essentiellement pour remplacer la route qui est de plus en plus encombrée par des colonnes de camions. L’intention est bonne, et même excellente pour l’environnement, mais pas raisonnable. Pas raisonnable car un train ou un bateau, c’est le regroupement de plusieurs dizaines de camions qui doivent converger vers un point de départ, être déchargés, et ensuite il faut regrouper les divers chargements sur un train ou un bateau. A l’arrivée, on n’est pas chez le destinataire final, et il faut réaliser l’opération inverse, décharger, trier et charger des camions qui livreront les clients. Tout ceci prend du temps, beaucoup de temps. Et le temps, c’est l’ennemi de la livraison actuelle. Donc ici on voit qu’un camion, qui part d’un point A directement vers un point B, est beaucoup plus rapide que si ce camion s’arrête à une gare, ou à un port, et qu’il faut encore un camion à la gare, ou au port, d’arrivée pour poursuivre le trajet.  

Le raisonnement tenu ci-avant, pour le temps de transport de la route vis à vis du fer et de l’eau, permet aisément de comprendre que si un opérateur choisi un transport aérien pour sa rapidité, il ne sera pas prêt d’accepter la lenteur de transbordements successifs à l’arrivée et que la route restera toujours le mode privilégié, malgré une volonté politique autre. Finalement cette volonté politique est encore un pur greenwashing, pour faire croire à un transport propre, ou du moins moins sale. Et on peut craindre que de miser sur le ferroviaire pour suivre les livraisons de l’aérien ne soit encore une fois du gaspillage d’argent public. 

Le monde change  

D’une part, le maître mot du transport est devenu rapidité, que les opérateurs exigent. Et ce d’autant plus dans l’aéroportuaire. Nos politiques semblent oublier que ces opérateurs ne suivront pas sur des infrastructures, et modes de transport, qui ne répondent pas à l’exigence actuelle de leurs clients. Vouloir réduire la pollution du transport est louable, mais les moyens choisis sont-ils pertinents ? Et est-il prudent, et raisonnable, de dépenser l’argent public dans des infrastructures qui seront finalement inutiles et boudées par les utilisateurs ? Le verdissement du transport ne passerait-il pas plutôt par une politique de réduction du transport et un retour à des circuits courts créateurs de plus d’emplois locaux non délocalisables ?  

D’autre part, les cartes atouts de pas mal d’aéroports européens changent, quelles seront les conséquences pour Liège-Airport, surtout après le départ, total ou partiel, de Fedex-TNT ? Est-il prudent, dans ces circonstances nouvelles, d’y poursuivre l’investissement d’argent public ? Et pour terminer, n’oublions pas que Nethys fait partie des actionnaires de Liège Airport : doit-on s’attendre à un rebondissement ? Le rapport Mc Kinsey ? Quelles seront les conséquences sur l’aéroport liégeois ? Quelle est la couleur de l’avenir de Liège-Airport ?  

(1) : https://www.reuters.com/article/idUSP6N1B0014 

(2) : https://s1.q4cdn.com/714383399/files/doc_financials/annual/2019/FedEx-Corporation-2019-Annual-Report.pdf 

(3) : https://newsroom.fedex.com/newsroom/fedex-inaugure-un-nouveau-hub-alimente-a-lenergie-solaire-a-laeroport-de cologne-bonn/ 

(4 ) : https://newsroom.fedex.com/newsroom/fedex-express-cologne-hub-celebrates-five-years-of-keeping-businesses globally-connected/ 

(5) : https://s21.q4cdn.com/665674268/files/doc_financials/annual/2020/377973_1_9_FedEx_AR_WR.pdf et https://newsroom.fedex.com/newsroom/zehn-jahre-fedex-express-drehkreuz-am-koeln-bonn-airport/ 

(6) : https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/licenciement-de-671-employes-chez-fedex-tnt-d-avantage-de postes-concernes-600aea2ed8ad5844d1a1a928 Et aussi : https://www.cargoforwarder.eu/2021/01/24/lgg-s-diversification-strategy-may-absorb-fedex-jobaxing 

(7) : https://www.standaard.be/cnt/dmf20210122_98206771?

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