« On n’a pas assez de recul. »
Bescherelle ta mère.
« On » n’a jamais appris la différence entre les pronoms « on » et « je » ?

J’ai eu la chance d’avoir un prof de biologie au lycée, quand j’avais quinze ans, qui, peu après la découverte du papa Jacob, nous a enseigné les mystères de la cellule, de l’ADN et de l’ARN. J’hésite encore sur la question d’examen : portait-elle sur les ribosomes ou plus généralement sur le cytoplasme ? Si j’en ai gardé un certain souvenir après ces années, je n’en avais cependant pas été assez enthousiasmé pour en faire une carrière. Mais c’est promis, je ne me réincarnerai pas en pompier ou en policier : je ferai biologiste moléculaire la prochaine fois. J’hésite encore entre les options « vaccin » et « thérapie génique », mais j’en serai, à moins que le sujet soit déjà complètement éculé dans 25 ans. D’ici là, je complète mes lectures (on ne peut pas faire de la physique quantique tous les jours sans risques) et j’en ai tiré une certaine inspiration. Comme il pleut, j’ai un peu de votre temps à perdre avec ce qui suit.

Pour développer le vaccin contre le covid, le laboratoire BioNTech a mis en pause ses recherches sur le cancer. Une décision difficile : il a fallu tout le poids d’Ugur Sahin pour convaincre son conseil d’administration, qui doutait de ce changement de stratégie. Mais BioNTech n’a pas changé de cap : guérir le cancer. La manne apportée par le vaccin va lui permettre dès cette année d’investir 850 millions d’euros dans ces recherches. C’est l’équivalent en un an de la moitié de ce qu’elle avait investi au cours des douze dernières années. Pour comprendre cette obsession d’Ugur Sahin et Özlem Türeci pour l’ARN messager contre le cancer, il faut revenir en arrière.

Après ses études de médecine à l’Université de Cologne, Ugur Sahin a suivi son directeur de thèse à l’hôpital universitaire de la Sarre. C’est là qu’Özlem Türeci achevait ses études de médecine. Ils sont tous les deux spécialisés en oncologie. Et ils se désolent en constatant le désarroi et la souffrance des familles des patients pour lesquels il n’y a plus d’options thérapeutiques (je peux en témoigner) : Ugur Sahin et Özlem Türeci sont avant tout des médecins.

Le prix Nobel suisse Rolf Zinkernagel, qui les a accueillis en 2000 et 2001 dans son laboratoire de l’hôpital universitaire de Zurich, dit d’eux : « C’est un scientifique innovant, et elle est une clinicienne extraordinaire, qui a un grand sens de la gestion d’entreprise. » Pour les patients cancéreux qui n’ont plus d’options, Ugur Sahin et Özlem Türeci ont fait émerger un espoir. Lui s’est spécialisé à cette époque dans l’identification des antigènes du cancer, elle dans l’immunothérapie. Et lorsqu’ils rejoignent, en 2002, l’Université Johannes-Gutenberg de Mayence à l’invitation du chef du département d’hématologie et d’oncologie, ces deux domaines très proches s’apprêtent à prendre leur envol.

Ces spécialisations d’Ugur Sahin et d’Özlem Türeci sont essentielles pour comprendre la suite. Le cancer est une maladie du génome. Il trouve son origine dans des mutations de l’ADN à la suite d’erreurs de copie au cours du perpétuel renouvellement de nos cellules. Ces mutations génétiques produisent de l’ARN messager naturel, mais qui transporte des informations erronées. Cela aboutit à créer des protéines antigènes. Ces néoantigènes sont des molécules qui expriment à la surface des cellules tumorales des mutations propres au cancer. Comme tous les antigènes, ils déclenchent la réponse d’anticorps spécifiques aux seules cellules mutées de la tumeur.

Ces mutations se produisent sans arrêt, toute notre vie. La plupart du temps, ces néoantigènes, qui ne sont pas présents à la surface des cellules normales, sont identifiés par le système immunitaire exactement comme des virus ou des microbes étrangers. Les globules blancs les reconnaissent comme tels et les détruisent, empêchant la tumeur de grandir. Mais ces cellules sont aussi malignes et au gré de l’accumulation de leurs mutations, elles parviennent à créer un petit environnement dans lequel elles deviennent imperceptibles par le système immunitaire.

Le principe de l’immunothérapie qui émerge au début des années 2000 consiste à remplacer ou à compléter les chimiothérapies et la radiothérapie (qui tuent les cellules cancéreuses) en se substituant au système immunitaire ou en le réveillant pour attaquer ces cibles que représentent les néoantigènes. Les premières immunothérapies, apparues au milieu des années 1990, misent sur les anticorps monoclonaux. Rapidement, il est apparu que ces anticorps peuvent repérer et bloquer la croissance des cellules tumorales. En 2001, Ugur Sahin et Özlem Türeci commencent aussi par suivre cette piste mais en 2008, cependant, les deux immunologistes-oncologistes sont déjà passés à autre chose.

Les anticorps monoclonaux ciblent un antigène (parfois deux). Or, sur les cellules cancéreuses, ces néoantigènes se comptent par dizaines, voire par centaines. Qui plus est, 95 % des mutations d’un patient ne se retrouvent pas chez un autre pour une même forme de cancer. L’idéal serait de pouvoir personnaliser les traitements pour chaque patient. C’est ce constat qui va conduire à la création de BioNTech. Ses premières années vont être consacrées à la mise en place d’une plateforme de séquençage à même d’établir la carte des mutations génétiques des cancers de chaque patient. Cette carte est celle des cibles que le système immunitaire va apprendre à identifier avec des vaccins à ARN messager.

Au départ, Ugur Sahin a évalué toutes les technologies vaccinales possibles (ADN, peptides, etc.) avant d’aboutir à la conclusion que des combinaisons d’ARN messager sont plus efficaces pour produire non pas une, mais plusieurs sortes de ces néoantigènes qui, exactement comme les désormais célèbres protéines spike, servent d’avis de recherche pour le système immunitaire. Sauf que là, on n’a pas le portrait d’un Billy the Kid au-dessus de la mention « Wanted», mais plutôt de toute une bande de Dalton. La principale plateforme technique de BioNTech développe ainsi des ARN messagers afin de produire des néoantigènes tumoraux à partir des données de chaque patient. Ces vaccins sont livrés directement dans des cellules dites dendritiques, qui jouent un rôle précurseur dans la mise en place de l’immunité.

Ugur Sahin et Özlem Türeci devront cependant attendre 2017 pour obtenir la première preuve clinique de l’efficacité d’un tel vaccin à ARN messager contre le cancer. Treize patients à un stade avancé de mélanome ont alors reçu dans leurs ganglions lymphatiques un cocktail d’ARN messagers individualisés après analyse de leurs mutations respectives – la technologie suppose aussi la sélection des néoantigènes les plus à même de déclencher la réponse immunitaire espérée. Dans le cas de cet essai clinique, cela s’est produit dans la majorité des cas. Depuis, BioNTech est engagée dans onze essais cliniques impliquant 440 patients pour 17 types de cancers différents.

Mais Ugur Sahin et Özlem Türeci voient encore plus loin. Les progrès récents de l’immunothérapie dessinent d’autres applications possibles de l’ARN messager contre les cancers. Par exemple, le biologiste japonais Tasuku Honjo et l’immunologiste américain James Allison ont montré que face à une cellule cancéreuse, l’action des globules blancs (les lymphocytes T) est ralentie par des sortes de freins moléculaires (on nomme ces freins des checkpoints). Cela leur vaudra le prix Nobel de médecine en 2018. Mais avant, cela permettra, au début des années 2010, la mise au point d’un nouveau type d’anticorps qui empêche l’action de ces freins (les inhibiteurs de checkpoints). BioNTech tente d’associer des vaccins anti-cancers à de tels inhibiteurs de checkpoints, en partenariat avec Roche.

BioNTech n’est évidemment pas la seule biotech à suivre cette approche. Historiquement, c’est même son concurrent (aussi allemand) CureVac qui a mené le premier essai clinique de vaccins à ARN anti-cancers – sans succès jusqu’à présent. La piste des vaccins à ARN contre les cancers est testée aujourd’hui dans au moins 46 essais cliniques.

BioNTech bénéficie maintenant de la manne du vaccin anti-covid. Dans une interview récente, Özlem Türeci évoquait un délai de deux ans pour l’arrivée sur le marché d’un premier vaccin anti-cancers. C’est possible, mais il y a encore des questions ouvertes, comme celle de savoir si les ARN messagers pourront produire des concentrations d’anticorps au niveau nécessaire pour obtenir l’effet thérapeutique recherché. Ou celle de savoir comment associer les vaccins ARN avec d’autres thérapies, comme dans le cas de l’essai mené avec Roche. Bien sûr, même si le cancer est sa priorité, BioNTech peut aussi choisir de se diversifier. Elle a initié un programme avec l’Université de Pennsylvanie pour le développement de vaccins contre dix maladies infectieuses. En début d’année 2021, ses chercheurs ont également esquissé un nouveau champ d’applications pour l’ARN messager, celui des maladies auto-immunes comme la sclérose en plaques. Et il y a encore bien d’autres possibilités : maladies cardiaques, maladies héréditaires.

Sauf que cette expansion du champ d’application thérapeutique de l’ARN au-delà des vaccins ne peut plus compter sur l’effet multiplicateur du système immunitaire. Dès lors que l’on ne peut pas compter sur la mémoire immunitaire, les doses nécessaires risquent d’être beaucoup plus importantes. Pour produire suffisamment de protéines avec des ARN messagers pour des maladies liées à un manque ou une malformation des protéines naturelles, de multiples injections seront sans doute nécessaires. Or, même avec les vaccins anti-covid, on a constaté quelques cas rares (mais surprenants) d’expression d’ARN dans des endroits inattendus, comme les cellules cardiaques, y provoquant des inflammations. Pas question, avec des doses plus importantes ou régulières, d’aboutir à des guidages hors cible des ARN.

Le dosage et le transport ciblé des ARN, voilà le grand défi des prochaines années. Les clés de la troisième révolution médicale.

Et je vais aussi parler de covid, comme tout le monde, mais plus tard.

Une opinion de Thierry Bingen

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