Ce 14 mai se tiendront des élections cruciales à maints égards en Turquie. A juste titre, de nombreux observateurs pointent le fait qu’une défaite de Recep Tayyip Erdoğan ouvrirait la voie à une Turquie plus apaisée et moins belliqueuse à l’international. Parmi les enjeux de cette élection, il en est un dont on parle moins, c’est l’avenir de l’Autorité Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES), que de façon un peu raccourcie, l’on nomme souvent le Rojava.
En 2011, dans la foulée des printemps arabes, la population syrienne se soulève. Pacifiquement d’abord. La violence des répressions entraîne une insurrection armée, dans laquelle s’engouffre l’Etat Islamique. Les troupes massées dans la Nord de la Syrie dans le cadre de la politique d’arabisation des minorités sont déplacées vers le Sud pour tenter de mater l’insurrection. C’est une opportunité pour les Kurdes. Le PYD (union démocratique des peuples) avec l’aide des YPG et des YPJ (Unités de Défense du Peuple et Unités de Défense des Femmes) va prendre le contrôle de trois cantons qui forment la racine du Rojava : Afrin, Kobané et Djezire.
En novembre 2013, une autorité autonome transitoire est proclamée, formée de représentants kurdes, mais également arabes, assyriens, turkmènes, arméniens… Décision est prise d’y appliquer les principes du confédéralisme démocratique, notamment inspiré du communalisme libertaire et de l’écologie sociale.
Un Contrat Social, Constitution de la fédération, est proposé en 2014. Il énonce les principes de fonctionnement de la Région : une démocratie s’organisant depuis une unité de base, la commune, multiculturelle, écologique, où l’égalité des genres est garantie et dont l’économie transitionne vers un modèle coopératif.
Mais cette naissance se fait dans des circonstances très difficiles. L’Etat Islamique s’empare de la région de Kobané. Les civils fuient vers la Turquie et les YPG et YPJ vont devoir combattre pied à pied pour libérer la zone, avec peu de moyens et au prix de nombreuses vies. C’est à ce moment que le Rojava, les aspirations à l’autonomie pour les populations de la région, apparaissent dans nos vies à travers les informations. L’occident se prend de sympathie pour les combattants kurdes, on salue l’image de ces femmes qui prennent les armes pour lutter contre les islamistes. La ville est libérée en janvier 2015, la totalité de l’enclave en juin. La création d’une région fédérale autonome est proclamée le 17 mars 2016.
En 2017, les FDS (Forces Démocratiques Syriennes, composées des YPG, YPJ kurdes et désormais de combattants syriens issus d’autres minorités) participent à la libération de Raqqa, avec le soutien de la coalition internationale (laquelle opérait les attaques aérienne, puis les FDS “nettoyaient” au sol) . La ville était occupée depuis 2013 par Daesh, qui en avait fait sa capitale, et la base depuis laquelle étaient planifiés les attentats en Europe. Les cantons libérés se joignent à la dynamique impulsée dans le Nord de la Syrie. La fédération est rebaptisée AANES, puisque s’étendant au-delà du Rojava proprement dit. La population de ces régions, les cantons de Raqqa, de Membij et de Deir Ezzor est majoritairement arabe.
Et depuis ? Cette région autonome est enclavée et entourée de régimes politiques qui lui sont hostiles. Au Sud, il y a la Syrie de Bachar El Assad qui ambitionne de reprendre le contrôle, refusant de conserver l’autonomie de fait qu’a acquis la Région. A l’Est, il y a l’Irak, et plus exactement la Région autonome kurde du Bachur qui n’a absolument pas les mêmes aspirations démocratiques et est menée de main de fer par un clan familial. Et surtout, il y a au Nord la Turquie qui mène une lutte acharnée contre le projet d’une région autonome (notamment en raison du fait que l’on retrouve une forte présence de membres du PKK au Rojava, PKK qui est également présent en Turquie et contre lequel le régime turc est engagé dans une lutte très violente). La conséquence, c’est dès 2018 une offensive sur le Canton d’Afrin, avec l’aide de mercenaires djihadistes, c’est ensuite l’invasion de la Région de Tal Abyad et Serekaniye, c’est enfin la volonté affichée par Erdogan de prendre le contrôle d’une bande de 30 kilomètres le long de toute la frontière ce qui signifierait notamment la prise des grandes villes de Kobané et de Qamishlo. Ce sont des attaques incessantes menées sur le territoire “syrien” au moyen de drônes. C’est enfin une guerre de l’eau avec un fleuve, l’Euphrate, asséché en violation du droit international et pollué volontairement, ce qui a notamment provoqué l’an dernier une épidémie de choléra dans le canton d’Hassaké, touchant tant la population locale que les camps de déplacés internes.
Le candidat Kemal Kiliçdaroğlu a conclu un accord avec la gauche turque (notamment avec le parti HDP que s’est présenté sous le nom Yeşil Sol Parti, parti de la gauche verte, car le régime d’Erdogan lui a mené une guerre acharnée emprisonnant des députés, des bénévoles, des journalistes, bloquant ses fonds, destituant des élus,…), accord qui comporte entre autres la promesse d’une relation apaisée avec la population kurde et le retour en responsabilité des maires progressistes kurdes (notamment à la frontière avec le Rojava) démis de force par le régime actuel. S’il devait gagner, et sa victoire être acceptée par le régime autoritaire actuel, ce serait une bouffée d’air pour l’Administration Autonome.
Nous pensons que l’expérience démocratique et féministe en cours est absolument unique dans la Région. Elle unit des populations de différentes confessions et origines, réinvente la démocratie en partant des communes. Comme progressistes, il s’agit d’une expérience dont nous devons apprendre et que nous avons le devoir de défendre.
Une carte blanche de Virginie Godet (conseillère communale à Liège), Pierre Eyben (conseiller communal à Liège), Mathieu Morelle (conseiller communal à Hastière), Filip De Bodt (conseiller communal à Herzele), et David Dessers (premier échevin à Leuven).