Le Puy du Fou, célèbre parc d’attractions se voulant à vocation historique – ou pas – fait des petits. Après avoir ouvert une succursale à Tolède, voici que la famille de Villiers cherche à s’implanter en Belgique francophone. Un temps envisagé à Aywaille, à l’emplacement du parc animalier du Monde Sauvage, on parle maintenant de l’installer aux lacs de l’Eau d’Heure.

Bien entendu, la création d’emplois et le déploiement économique à travers l’activité touristique sont mis en exergue. Et il est bien difficile d’opposer tout discours à “Mais les emplois créés”. Qu’est-ce qu’un questionnement face à l’instrumentalisation de l’Histoire, au développement d’un narratif ayant pour but de conquérir les imaginaires, en comparaison à la création de 700 emplois ?

Parce que le Puy du Fou, dès son origine, c’est ça. Un projet idéologique, une manipulation des faits, l’exploitation maximale du roman national. On est au-delà ici de la distinction entre Histoire et mémoire. Tout travail mémoriel se doit, pour être solide, de se baser sur l’évolution des recherches historiques, l’établissement le plus exact possible des faits à travers l’étude critique des sources. Et là… Non, franchement, c’est pas le bail. L’évolution des recherches est définitivement coincée dans Lavisse. Nos ancêtres les Gaulois… L’idée est donc de structurer une identité autour de cette histoire commune, préexistante à un État qu’il faut désormais défendre contre tout qui serait autre et donc menacerait cette identité de façon directe ou indirecte, violente ou insidieuse. Le Romain décadent, le barbare nordique tout en cuir et casque à cornes, le perfide Anglois qu’il est l’heure de bouter, ajoutez une pincée de vilains Sarrasins, parsemez d’affreux sans-culottes bien décidés à éradiquer la population vendéenne dans son entièreté et servez le tout dans un ébouriffant sons-et-lumières dont les moyens augmentent proportionnellement au nombre de visiteurs ébahis. Puis faites passer à la caisse.

À ce stade, les historiens hésitent entre pleurer des larmes de sang et rire comme des baleines. Jaune.
Historiens qui, par ailleurs, se sont penchés avec sérieux sur le sujet. En effet, l’étude des interprétations d’une époque par une époque ultérieure est une discipline qui se développe de plus en plus. Notamment l’instrumentalisation de certains événements ou de certains personnages par différents courants idéologiques, politiques. Parce que, ne nous mentons pas, chaque chapelle a ses héros, ses saints et ses martyrs. Puis aussi ses affreux vilains pas beaux, traîtres et autres grands méchants. Et suivant la façon dont on se tourne, ça change tout le temps. Certains apparaissent et d’autres disparaissent des panthéons. Sujet d’étude fascinant s’il en est.
Et donc, une équipe d’historiens, disais-je, s’est rendue au Puy du Fou pour visiter et assister au grand spectacle. Et en a tiré un ouvrage, Le Puy du Faux, qui dépiaute et décortique les approximations et les falsifications dans la présentation des diverses périodes. L’équipe déclare avoir eu, durant ce séjour “des étoiles plein les yeux et le cerveau qui bugge”. Je ne vais pas le réécrire et vous le recommande (les références sont en note de bas de page, comme il se doit)(1).

Attention, attention, tout comme ces auteurs, mon propos n’est pas de dire que la discipline est la chasse gardée des professionnels de la profession. Que nenni! Il y a d’excellents médiateurs culturels qui abattent un travail de titans pour rendre accessible un savoir complexe puisque relevant de l’humain, de sa diversité dans l’espace et dans le temps et qui ne sont pas historiens diplômés. 

D’autre part, cette médiation peut prendre des aspects ludiques et interactifs. L’idée d’un parc d’attraction historique n’est pas condamnable en soi, bien au contraire, et peut faire appel aux pratiques de l’archéologie expérimentale et à l’expertise développée en Histoire vivante par de nombreuses associations. N’oublions pas non plus de porter le regard vers l’Angleterre, où la “living history” est un des points forts de la mise en valeur du patrimoine, matériel comme immatériel. Le tout est d’éviter soigneusement inexactitudes et glorifications ou diabolisations orientées. Ainsi, la succursale espagnole du Puy du Fou présente des spectacles consacrés aux Royaumes wisigothiques, au Cid Campeador et à Christophe Colomb. On voit bien dans quel sens on y lit l’Histoire.

Qu’en serait-il alors dans une scénographie adaptée à la Belgique francophone ? La révolte d’Ambiorix ? Un Roland à Roncevaux tombant dans une embuscade sarrasine, alors que cette attaque perpétrée par les Basques faisait suite à l’incendie de Pampelune ? Charlemagne convertissant les Saxons ? L’indéboulonnable Godefroid de Bouillon ? On se demande si l’abandon du site d’Aywaille, en région liégeoise, ne viendrait pas de l’obligation de souligner que les Bourguignons peuvent bien voir rougir leur trogne, parce qu’il n’y a pas de quoi être fier d’incendier une ville… Alors que dans le Brabant, la perception des États Bourguignons est toute autre. Entre ici, Henri Pirenne(2), avec ton cortège de… Oups, pardon, je m’égare…

La droite et l’extrême-droite, les courants traditionalistes, nationalistes dont fait partie Philippe de Villiers, fondateur du Puy du Fou maîtrisent la question de l’exploitation du narratif. Faire récit pour parler aux tripes, au cœur, aux émotions. En celà, l’instrumentalisation de l’Histoire, des grandes figures et la sélection soigneuse d’épisodes à symbolique forte, et même si les évolutions de la recherche en offrent une vision différente – à l’exemple de Charles Martel “arrêtant les Arabes à Poitiers” – notamment telle que pratiquée au Puy-du-Fou est symptomatique. Faire passer des idées, des concepts en les noyant dans une mise en scène, force est de la reconnaître, brillante. Sommes-nous dès lors prêts à ouvrir les bras à un projet de contagion culturelle, contraire à nos valeurs tant dans sa conception que dans ses buts – les recettes du Puy-du-Fou financent entre autres des associations anti-IVG ?

Ne faudrait-il pas, plutôt, encourager et soutenir des initiatives allant dans le sens de cette Histoire vivante que les Anglais pratiquent si bien? Ludique, interactive et rigoureuse. Pourvoyeuse elle aussi d’emplois. Car elle nécessite tant des experts que des petites mains. Un “centre d’interprétation”, ce sont des historiens, des historiens de l’art, des archéologues, certes, mais aussi des artisans, des techniciens, des vidéastes, des game designers, des comédiens, du personnel d’entretien, du personnel à l’accueil. Tant des dossiers pédagogiques à construire que des animations à préparer et renouveler, des costumes et des décors, de la formation continue sur le fond et la forme.


S’il serait compliqué d’implanter en Belgique un nouveau Guédelon – ce château bourguignon entièrement reconstruit suivant les méthodes du 13ème siècle et dont on peut à la fois visiter le chantier et y participer -, on peut rêver de voir les centres d’interprétation déjà existants prendre de l’ampleur, de nouveaux être créés sur des sites encore peu exploités, varier les époques et les approches, des circuits être organisés pour passer de l’un à l’autre. En somme, des emplois créés, un tourisme développé, un recours aux talents locaux et une approche historique, parfois même mémorielle, mais pas un narratif destiné à s’insinuer dans nos esprit et les reformater. L’Histoire vaut mieux que cela. Nous valons mieux que cela.

Une opinion de Virginie GODET

 

(1) Florian BESSON, Mathilde LARRÈRE, Guillaume LANCEREAU, Pauline DUCRET, Le Puy du Faux, Paris, Les Arènes, 2022.

(2) Historien belge (1862-1935), médiéviste, auteur d’une Histoire de Belgique en plusieurs volumes participant du mouvement des récits nationaux impulsé au 19ème siècle et de Mahomet et Charlemagne, ouvrage consacré à la théorisation d’un basculement d’axes de civilisation ouvrant l’ère médiévale.

 

 

 

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